Le progrès pour éviter la barbarie ?

Le progrès pour éviter la barbarie ?

Quelques réflexions sur le sort réservé aux « Amish » par la civilisation industrielle.

Très régulièrement, les médias diffusent avec leur complaisance habituelle les discours des hommes politiques et des représentants d’institutions publiques et privées afin de promouvoir de nouvelles technologies censées apporter emplois, argent et confort. Ils reprennent en cela le mythe fondateur de la civilisation industrielle, la croyance au progrès qui distribue à l’humanité toujours plus de richesse et de bien-être matériel. La mode actuelle de ces « progressistes » se porte sur les technologies dites « propres », les énergies « renouvelables », la transition « écologique » et autres constructions artificielles qu’ils souhaitent imposer pour en faire une réalité « objective ».

Nous devons accepter les nouvelles générations de centrales nucléaires (EPR), de téléphones portables et leurs réseaux (5G), l’électro-ménager « intelligent » (smart grid), les voitures électriques et bientôt sans chauffeurs, l’intelligence artificielle, le contrôle absolu des populations et des individus (le contrat social chinois, le compteur linky), les énergies qualifiées de renouvelables (éoliennes, parcs de panneaux solaires, barrages hydroélectriques de plus en plus gigantesques) sous peine de retourner aux âges obscurs de la bougie, de se retrouver dans une secte religieuse rétrograde, ou pire encore à redevenir des chasseurs-cueilleurs, nomades à demi-nus sans Sécurité Sociale. Entre les deux, il n’y a rien. Du fait même de ces déclarations tellement binaires quelles en deviennent ridicules, on voit bien que le progrès technologique est une croyance, une construction idéologique qui se veut auto-réalisatrice, mais qui peine à le devenir.

Les promesses d’une richesse universelle se sont évanouies par l’effet du fonctionnement inhérent au système capitaliste, qui concentre le capital et les outils de production entre quelques mains, quelles soient individuelles (les hyper-riches), institutionnelles (certaines banques dont notamment la Banque Mondiale ou le FMI), ou des constructs économiques (sociétés multinationales, fonds de pension). L’inégalité tellement flagrante de la répartition des richesses démontre combien cette promesse est fausse, et l’idée libérale selon laquelle les dépenses des riches enrichissent l’ensemble de la société est tout autant absurdement fausse.

L’emploi dépend de la capacité des entreprises à vendre leur production de biens ou de services, ce qui implique une société essentiellement consumériste où les biens matériels se doivent d’être obsolètes, sans cesse remplacés par de nouvelles versions augmentées de gadgets que l’on présente comme indispensables. La promesse selon laquelle le progrès est pourvoyeur d’emplois est elle aussi complètement fausse, notamment du fait de la continuelle densification de la mécanisation et de l’automatisation des moyens de production destinée à remplacer la main d’œuvre humaine. La civilisation industrielle est une civilisation de machines. Et les humains, malgré leur continuelle croissance démographique, deviennent peu à peu inutiles et donc sacrifiables selon le postulat de certains transhumanistes qui envisagent des interfaces entre les humains les plus méritants (les Ubermensch) (1) et les machines qui augmenteront leurs performances. Le progrès selon les transhumanistes envisage de faire disparaître les humains jugés inutiles, rejoignant en cela les pires barbaries du siècle dernier.

Le confort est jugé selon des critères régis par l’évolution des besoins sociaux, qu’ils soient réels ou non grâce à l’invention de nécessités qui n’existaient pas auparavant. Bien souvent l’idée que l’on nous donne du confort passe par l’appropriation d’objets destinés à montrer son appartenance à tel ou tel rang social. La propriété patrimoniale (château, piscine, voitures) mais aussi culturelle (achats d’œuvres cotées), éducative (« grandes » écoles), la profession exercée (cadre supérieur, directeur d’entreprise ou de cabinet), le type de loisirs partagés (week-ends de chasse, fréquentation de restaurants gastronomiques et de clubs exclusifs) sont autant de signes de réussite sociale d’une classe qui s’auto-proclame supérieure. Et dont l’ambition se résume à progresser vers un rang plus élevé, de ne surtout pas donner prise à la moindre faiblesse sous peine de déchéance, dans une compétition farouche et brutale. La promesse progressiste vers davantage de confort et de pouvoir joue ici pleinement son rôle et participe à une forte hiérarchisation des rapports sociaux. On peut cependant se demander si cette perpétuelle compétition représentative d’un certain type de civilisation dite progressiste n’est pas plus barbare et sauvage qu’une tribu amazonienne ayant des relations sociales apparemment plus frustes, mais élaborées dans le but d’atténuer les divisions plutôt que les exacerber. Lorsqu’un dirigeant de la caste progressiste et industrialiste se moque avec mépris et condescendance d’autres modalités d’organisation sociale, qu’elles soient Amish, Aborigène ou Inuit, il se positionne (lui et sa caste) comme un être humain différent de la masse des autres, un être supérieur (Ubermensch) qui se confronte à la plèbe, aux êtres inférieurs. Cela ne peut pas aboutir au moindre progrès.

Le mythe de la civilisation industrielle repose donc sur une énorme supercherie, aucune de ses promesses ne pouvant être respectée. Pour perpétuer l’idéologie du progrès, seule une continuelle fuite en avant doit précipiter l’ensemble de la société. Le progrès ne peut être que futur, il ne se conjugue jamais au présent, car il ne peut que prédire l’illusion d’hypothétiques lendemains meilleurs.

Alors plutôt qu’un progrès monolithique, en tant que croyance qui se substitue aux anciennes religions, il semble pertinent d’envisager des progrès multiples, notamment techniques.

Or aucun de ces progrès ne peut avoir lieu sans matières premières ni énergie. Matériaux et énergie peuvent être renouvelables (bois) ou non renouvelables (charbon, pétrole, métaux). Et il faut de l’énergie non seulement pour extraire les matériaux, mais aussi pour les transformer. Ces évidences basiques entraînent un certain nombre de conséquences qui le sont tout autant.

La civilisation industrielle a pu se développer grâce au charbon et à l’invention d’objets et de techniques destinés à faciliter et accélérer l’efficacité du travail humain. Cependant pour un mineur de charbon anglais du XIXème siècle, il serait tout à fait indécent de qualifier sa situation de progrès. De même les luddites (2) ont rapidement compris que les machines tisseuses allaient entraîner chômage et diminutions de salaires, et leur solution a été de saboter les machines. Il ne leur a cependant pas été possible de renverser la course à la rentabilité, à la productivité, aux bénéfices financiers et leur mouvement a été rejeté dans un quasi oubli après avoir été sévèrement réprimé par la force (les « forces de l’ordre » étaient déjà à la botte des capitalistes), l’histoire étant écrite par les vainqueurs.

Après le charbon, les sources d’énergie destinées à l’industrie se sont diversifiées parallèlement aux découvertes scientifiques et aux innovations technologiques. Ce qui a donné lieu à une augmentation pléthorique de l’extraction de matériaux (sable et granulat transformés en béton et en verre) et de métaux. L’ensemble des milieux naturels de la planète est depuis lors soumis à une ruée extractiviste pour satisfaire les « progrès » matérialisés par des moyens de transport polluants adaptés à la division géographique et néo-libérale des tâches (un porc né en Allemagne peut être engraissé en France, tué dans un abattoir de Roumanie, conditionné aux Pays-Bas, dont le jambon sera vendu dans un supermarché d’Espagne et les côtelettes dans une boucherie d’Italie), l’édification de villes et de mégapoles toujours plus étendues où s’entassent des humains au rythme circadien insensé et disposant d’un espace aussi réduit que leur « pouvoir d’achat », une agriculture intensive avide d’intrants chimiques qui tuent de nombreuses espèces animales, des complexes industriels dont les rejets toxiques se retrouvent dans les fleuves et rivières, des montagnes de déchets qui sont considérés comme « recyclés » lorsqu’ils sont brûlés ou envoyés dans les décharges de pays « en voie de développement », des gyres (3) de millions de tonnes de plastique s’accumulant dans les océans durant de nombreuses années avant de se décomposer en microplastiques dont nous ingérons 5 grammes par semaine (puisque nous sommes au sommet de la chaîne alimentaire), etc.

Les nouvelles technologies tant vantées par nos dirigeants (électronique, internet) et le développement des énergies dites « renouvelables » ont elles aussi besoin de matériaux, de métaux et d’énergie. Elles ne sont en rien virtuelles même si les innovations technologiques permettent d’utiliser moins de matières premières. Elles ne sont pas non plus durables, à l’exception notable des déchets nucléaires. Les matamores qui ne cessent de célébrer les vertus des « révolutions » techniques ne diront cependant jamais que, comme tous les autres « progrès », les technologies « vertes » sont soumises à l’effet rebond, encore appelé paradoxe de Jevons : les gains d’efficacité sont contrebalancés par l’augmentation de la consommation. L’énergie solaire ou éolienne ne se substitueront donc pas au pétrole ou au charbon, elles ne feront que se rajouter à l’offre énergétique globale qui sera entièrement consommée. La diversité de l’ensemble de ces « progrès » n’est pas successive, elle est cumulative. C’est pourquoi la bougie coexiste avec l’électricité nucléaire, puisque nous avons un peu trop tendance à oublier que certains pays s’éclairent à la bougie tout en exportant leur uranium.

Ce processus indéfiniment cumulatif, qu’il s’agisse d’extractivisme, de production de biens matériels ou de rejets de déchets est incapable de s’arrêter par lui-même, puisqu’il s’agit d’un des piliers existentiels de la civilisation industrielle. Il faudra donc forcer ce système à ralentir ou à se transformer, mais plus vraisemblablement il rencontrera de plein fouet l’obstacle de sa finitude.

L’heure de la fin de la civilisation industrielle et de tout ce qu’elle comporte a déjà sonné. Qu’elle se produise dans 20 ans ou dans 200 ans. Nous avons vu que toujours plus de « progrès » tel qu’il est préconisé par l’actuelle secte dirigeante va accélérer le gâchis des ressources non renouvelables (ou faussement appelées renouvelables). En agissant de cette manière les fanatiques du progrès vont épuiser tous les matériaux et toute l’énergie utilisable (y compris humaine), jusqu’à les raréfier drastiquement voire les faire disparaître. C’est ainsi que les croyants au mythe du progrès seront directement responsables du retour à la barbarie.

  1. La notion d’Ubermensch (le surhomme) a été reprise et développée par Friedrich Nietzsche. Il visait à redéfinir la condition humaine en la confrontant et en débordant les catégorisations de son époque en s’incarnant par la Volonté de puissance afin de surmonter le nihilisme et donner un sens à l’histoire sans but de l’humanité. La sœur de Nietzsche, Elisabeth, va redécouper la pensée de son frère pour composer un livre, La Volonté de puissance, paru en 1901, après la mort du philosophe. Il permettra de justifier, en biaisant complètement la pensée de l’auteur, que le chef a des qualités naturelles permettant de guider la multitude et de montrer le chemin. Grande admiratrice d’Adolf Hitler, Elisabeth Förster-Nietzsche déformera la pensée de son frère jusqu’à légitimer le concept de race supérieure. Le présent texte fait ici référence à la justification d’une caste supérieure (aryenne ou transhumaniste) par opposition aux Untermensch (les sous-hommes, terme inventé par un membre de Klu Klux Klan, repris ensuite par les nazis). Les Untermensch étaient classés par les nazis en plusieurs types, ceux destinés à l’extermination, et ceux qui étaient voués à l’esclavage.
  2. Les luddites doivent leur nom à Ned Luddlam, un faiseur de bas qui a détruit le métier à tisser de son patron à coup de marteau. En 1811, des tisserands britanniques se révoltent contre leurs conditions de travail, l’exode rural, les diminutions de salaire et le chômage, en brisant les métiers à tisser mécaniques dans les usines et les machines à vapeur qui les font fonctionner. En réaction, le Parlement décide d’infliger la peine de mort à toute personne détruisant un métier à tisser. Il a fallu plus de 12.000 soldats pour soumettre la révolte des luddites qui prônaient l’insurrection contre les machines et les patrons d’usines : https://www.lechappee.org/collections/dans-le-feu-de-l-action/la-revolte-luddite
  3. Les gyres océaniques sont d’énormes tourbillons d’eau formés par des courants marins eux-mêmes influencés par la rotation de la planète. Au moins 8 millions de tonnes de déchets plastiques sont rejetés dans les océans chaque année, ce qui tue plus de 100.000 mammifères chaque année également. Les courants marins captent les déchets plastiques qui restent enfermés dans ces gyres, et se décomposent peu à peu jusqu’à former des micro-plastiques que l’on retrouve dans les poissons et sur les plages. Une étude scientifique a récemment prouvé que chaque humain ingère en moyenne 5 grammes de plastique par semaine, soit l’équivalent d’une carte bleue : https://www.youtube.com/watch?v=wZT3drAYIzo et https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/au-menu-5-grammes-de-plastique-par-semaine-rapport_134412
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